Ces dernières années, la révolution du numérique a bouleversé la notion de marché en brisant les cadres et codes du commerce traditionnel. Le développement de l’économie digitale marque l’apparition de nouvelles pratiques commerciales, d’une nouvelle culture du commerce que le droit de la concurrence appréhende difficilement[1]. Complètement bousculé, le droit de la concurrence fait preuve de carences, et plus particulièrement, trois reproches sont soulevés par le Professeur D. FASQUELLE : « son incapacité à maitriser la concentration du pouvoir entre quelques mains, son temps d’intervention trop long et son manque d’expertise »[2]. Ces dernières années,les tensions se cristallisent autour des entreprises du numérique et les principales cibles sont les géants de l’Internet que l’on vise sous l’acronyme de GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon,Microsoft). Il existe une importante domination des marchés du numérique par ces acteurs : Google représente plus de 90% du marché des moteurs de recherche, Facebook occupe les trois quarts du marché des réseaux sociaux et combinés, ils détiennent plus de la moitié du marché de la publicité en ligne. Des stratégies anti-concurrentielles sont-elles mises en œuvre par les géants du numérique pour évincer leurs éventuels concurrents ? Un phénomène anticoncurrentiel, et particulièrement en matière de concentrations, est observé depuis quelques années par les autorités de concurrence et les juridictions. Les géants du numérique rachètent un nombre très important de start-ups, sur des marchés souvent connexes au leur[3]. Le problème de ces acquisitions, c’est qu’elles interviennent à un stade précoce de la vie des start-ups, un moment où leur chiffre d’affaires n’atteint pas les seuils fixés par le Règlement n°139/2004 pour qu’un contrôle des autorités soit effectué. Cet effet de seuil entraine« une sous-application du contrôle des concentrations sur les marchés du numérique »[4]. Ces dernières années,de nombreuses concentrations ont échappé au contrôle européen,notamment les acquisitions d’Instagram par Facebook ou encore de YouTube par Google. La contrariété de ces acquisitions réside dans le fait que les entreprises rachetées sont des concurrents potentiels pour les entreprises acquéreuse, celles ci ayant profité de leur position dominante pour « étouffer dans l’œuf un nouveau compétiteur »[5] si l’on reprend l’expression d’E. VILEMIN. Ces pratiques faussant la concurrence à long terme leur ont valu le terme de « killer acquisitions ». La manipulation des algorithmes par les géants du numérique constitue également une stratégie pour évincer leurs concurrents. L’usage d’un algorithme peut être constitutif d’un abus de position dominante, comportement prohibé aux articles L420-2 du Code de commerce et 102 du TFUE. L’exemple le plus emblématique n’est autre que la condamnation de Google par la Commission dans l’affaire Google Shopping[6] du 27 juin 2017. En l’espèce, l’algorithme défini par Google rendait les services de comparaison des prix concurrents susceptibles d’être rétrogradés sur les pages de résultats de recherche générale de Google, alors que ce même algorithme n’était pas applicable au service de comparaison des prix de Google[7]. La Commission a infligé à Google une amende de 2,42 milliards d'euros pour abus de position dominante. Le droit de la concurrence est-il obsolète pour faire face à l’émergence du numérique ? Il est indéniable que le droit de la concurrence fait preuve de lacunes face à l’émergence du numérique, mais il n’en demeure pas moins efficace. De nombreux outils sont à disposition des autorités de concurrence et des juridictions afin de lutter contre les pratiques anti-concurrentielles des géants du numérique. L’un des outils les plus efficaces est l’enquête sectorielle, que la Commission européenne et l’Autorité de la concurrence n’hésitent pas à mettre en œuvre. L’article 17 du Règlement 1/2003 prévoit que la Commission peut mener son enquête sur un secteur particulier de l’économie ou un type particulier d’accords dans différents secteurs. Dans le cadre de cette enquête, la Commission peut demander aux entreprises ou aux associations d’entreprises concernées les renseignements nécessaires à l’application des articles 81 et 82 du traité et effectuer les inspections nécessaires à cette fin. Elle peut notamment demander aux entreprises ou associations d’entreprises concernées de lui communiquer tous accords, décisions et pratiques concertées. En France, ces enquêtes se présentent sous la forme « d’avis », les finalités demeurant néanmoins les mêmes[8]. Ces enquêtes ont permis de déceler des stratégies anti-concurrentielles que la Commission n’aurait pu identifier en l’absence de cet outil. Elle a successivement condamné Asus, Denon& Marantz, Philipset Pioneer. Un autre outil permet de lutter contre les pratiques anti-concurrentielles, il s’agit des mesures conservatoires. Codifiées à l’article L464-1 du Code de commerce, elles permettent à l’Autorité de la concurrence de sanctionner une pratique dénoncée, « portant une atteinte grave et immédiate à la concurrence, à l’intérêt des consommateurs ou à l’entreprise plaignante »[9]. L’intérêt de ces mesures est qu’elles permettent de redresser en urgence des pratiques susceptibles d’affecter la concurrence. La Directive ECN+[10]10 permet à l’Autorité de prononcer des mesures conservatoires de sa propre initiative, sans qu’une plainte ne soit déposée. Enfin, il existe un contrôle des concentrations dont se charge la Commission et les autorités de concurrence. Ce contrôle est encadré par le Règlement° 139/2004 prévoyant, comme dit précédemment, un système de seuil. Le contrôle des concentrations a ici un rôle à jouer pour éviter qu'un trop grand pouvoir de marché lié aux données ne soit détenu par quelques entreprises du numérique[11]. Pour ce faire, la Commission européenne peut tout simplement prohiber une opération de concentration qui porterait préjudice au bien-être du consommateur ou autoriser des concentrations en imposant des engagements ainsi qu’elle l’a fait pour la concentration Microsoft/ Linkedin[12].
Vers un nouveau droit de la concurrence ?
Conscient de ses lacunes, le droit de la concurrence traditionnel va devoir s’adapter à l’émergence du numérique pour renforcer la réglementation et créer de nouvelles obligations pesant sur les opérateurs digitaux. En 2019, deux rapports, les rapports Furman et Crémer, remis respectivement au gouvernement britannique et à la Commission européenne prévoient cette adaptation du droit de la concurrence au monde du numérique.
Le rapport Furman met davantage l’accent sur l’introduction de nouveaux outils de régulation comme la mise en place d'un code de conduite, l'accès obligatoire à certains types de données et le développement encadré de l'open standard[13]. Le rapport Crémer préfère une adaptation des tests permettant aux autorités de concurrence d'établir le caractère anti- concurrentiel de certaines pratiques unilatérales sans qu'il soit nécessairement besoin de réécrire les articles 101 et 102 du TFUE[14].
Étudiant du M1 Droit européen des affaires, promotion 2020-2021
[1] A. LECOURT,Droit de la concurrence et numérique, Répertoire IP/IT et Communication, 2019. [2] D. FASQUELLE, Le droit de la concurrence à la croisée des cheminsface à l’émergence du numérique, Contrats Concurrence Consommation n°7,2019. [3] E. CLAUDEL, Numérique : le droit de la concurrence françaisà l’offensive, RTD com,2020. [4] W. CHAIEHLOUDJ, Quels outils efficacespour les autorités de concurrence dans l’économie numérique ?Contrats Concurrence Consommation n°3,2020. [5] E. VILEMIN, Les GAFA ont-ils tué les start-ups ?, Les Échos, 2018. [6] Commission européenne, 27 juin 2017, Google Shopping. [7] L. ARCELIN,Le droit de la concurrence mis à l’épreuve par le numérique, La Semaine Juridique Entreprise et Affaires n°45, 2019. [8] W. CHAIEHLOUDI, Quels outils efficaces pour les autoritésde concurrence dans l’économie numérique?, op.cit. [9] Idem. [10] Directive (UE) 2019/1du Parlement européenet du Conseil du 11 décembre 2018 « ECN+ ». [11] W. CHAIEHLOUDI, Quels outilsefficaces pour les autorités de concurrence dans l’économie numérique ?, op.cit. [12] Commission européenne, 6 décembre2016, Affaire M. 8124, Microsoft/Linkedin. [13] D. FASQUELLE, Le droit de la concurrence à la croisée des chemins face à l’émergence du numérique,op., cit. [14] Idem
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