Embargo énergétique russe, sécurité des approvisionnements et neutralité carbone 2050 : l’impossible conciliation communautaire ?
Depuis le 3 mars 2014[1], l’Union européenne condamne les actions menées par le gouvernement russe à l’encontre de l’Ukraine à qui elle réitérera son soutien à travers diverses mesures mises en place dans le cadre de ses relations bilatérales avec la Mère Patrie[2]. Or, ces mesures prirent une tout autre dimension à partir du 24 février 2022[3], lorsque la Russie déclencha finalement une campagne militaire visant l’invasion totale de l’Ukraine, qu’elle menaçait depuis l’émergence fin 2013 de mouvements pro-européens dans le pays[4].
Parmi elles, un embargo sur le charbon russe décidé par le Conseil[5], s’attaquant pour la première fois en huit ans au secteur énergétique de ce voisin dont l’Europe demeure pourtant très dépendante. Il sera alors interdit pour les vingt-sept d’« acheter, importer ou transférer du charbon et d’autres combustibles fossiles solides à destination de l’Union européenne s’ils sont originaires de Russie ou exportés de Russie » à partir du mois d’août 2022, alors que la valeur des importations de charbon russe dans l’UE est de 8 milliards d’euros par an[6]. Toutefois, ces sanctions demeureront purement symboliques selon des experts tels que Simone Tagliapietra[7] tant que l’Union, bien que suspendant ses échanges de charbon d’environ 10 millions d’euros par jour avec la Russie, maintiendra ses importations de pétrole et gaz russes représentant elles plus de 850 millions d’euros par jour[8]. En ce sens, des États membres tels que la Lituanie ont, eux, déjà annoncé qu’ils n’importeraient plus de gaz en provenance de Russie, en réaction aux agressions subies par l’Ukraine[9].
Ainsi, l’État belligérant désormais accusé de crimes de guerre par de nombreux acteurs internationaux, tels que l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE)[10], s’apprête à faire l’objet d’un sixième cycle de sanctions, incluant cette fois les importations de pétrole[11]. Or, d’autres États membres apparaissent fortement opposés à cette éventualité, dont la Hongrie qui ne souhaite prendre part au conflit, soulignant que son approvisionnement énergétique n’est pas une question idéologique[12]. En effet, près de 41% du gaz naturel importé par l’Union provient de Russie ainsi que 27% de son pétrole[13]. Vladimir Poutine en ayant pleinement conscience, mise alors fortement sur cette dépendance énergétique pour financer sa guerre avec l’Ukraine[14].
Pour beaucoup, la Russie aurait pourtant davantage à perdre d’un tel embargo que les États membres[15]. En effet, les ménages européens disposeraient de divers substituts énergétiques et pourraient se tourner vers d’autres sources[16], alors que l’élasticité de substitution de l’énergie dans l’économie globale russe peu diversifiée est, elle, beaucoup plus faible[17].
Or, la sécurité des approvisionnements fait partie intégrante des objectifs visés par la politique énergétique de l’Union[18], sachant notamment que l’accès à l’énergie a été reconnu en 2012 par les Nations Unies comme essentiel au développement humain et primordial pour le développement durable[19]. En ce sens, afin d’assurer la souveraineté énergétique de l’Union, la production de charbon apparaît comme une alternative à court terme pour de nombreux États membres face à l’importante hausse du prix des énergies fossiles importées[20]. Ainsi, la France par exemple envisage la remise en service de la centrale à charbon Emile Huchet pour l’hiver prochain[21].
Toutefois, cela apparait en contradiction totale avec la vocation européenne de parvenir à un approvisionnement énergétique « propre, durable et sûr » dans le cadre du Green Deal, visant entre autres la neutralité carbone d’ici 2050[22]. En effet, le Ministre de la transition écologique et solidaire français s’était en ce sens engagé en 2019 à la fermeture des dernières centrales de production d’électricité au charbon d’ici 2022[23]. Ainsi, la relance de la production de charbon en Europe face à l’éventualité d’un déficit énergétique à l’hiver prochain sera conditionnée par une compensation intégrale des émissions de gaz à effet de serre[24] engendrées par le recours à cette alternative très polluante, afin que celui-ci demeure limité.
De ce fait, cette solution à court terme, bien loin de la panacée, devra notamment être couplée à des efforts de la part des consommateurs appelés « à prendre les devants et à économiser gaz et électricité dès maintenant » par le Président de la Commission de Régulation de l’Énergie Jean-François Carenco[25]. De plus, d’importantes réflexions sont en cours à l’échelle européenne afin de renforcer l’efficacité énergétique de l’Union et d’améliorer les infrastructures énergétiques transeuropéennes, dans le but d’accroître la sécurité énergétique du Vieux continent[26].
Ainsi, la réponse européenne à la crise ukrainienne permet de mettre à nouveau en lumière le fait que la sécurité des approvisionnements énergétiques passe non seulement par une plus grande autonomie de production, mais aussi par une consommation plus efficace et raisonnée ainsi qu’une amélioration des conditions de stockage et de transport inter-étatique, afin de garantir à tous les citoyens de l’Union le maintien de leur droit d’accès effectif à l’énergie, sans compromettre les engagements communautaires pour ralentir le réchauffement climatique.
M1 Droit Européen des Affaires, promotion 2021-2022
[1] Intervention de Ashton C., Haute Représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité à la suite du Conseil des affaires étrangères du 3 mars 2014. « L’UE condamne les actions menées par la Russie en Ukraine, lance un appel au dialogue et se tient prête à prendre de nouvelles mesures », Conseil de l’UE, Bruxelles. [2] Conseil européen, Conseil de l’UE, « Chronologie - Mesures restrictives de l’UE à l’encontre de la Russie au sujet de l’Ukraine ». [3] Allocution télévisée du président russe Vladimir Poutine déclarant le début de l'invasion de l'Ukraine par la Russie le 24 février 2022 : Haltiwanger, J. (2022). « Russian President Vladimir Putin announces military assault against Ukraine in surprise speech », Business Insider. [4] Gobert S. (2013). « L’Ukraine se dérobe à l’orbite européenne ». Le Monde diplomatique, décembre 2013, p.6. [5] Communiqué de presse du Conseil de l’UE du 8 avril 2022, « L’UE adopte une cinquième série de sanctions contre la Russie en raison de son agression militaire contre l’Ukraine ». [6] Ib. [7] Expert sur les questions énergétiques internationales et notamment sur le marché européen de l’énergie - Università Cattolica del Sacro Cuore. [8] Sacadura P. (2022), « Ukraine : l’Union européenne décide d’un embargo sur le charbon russe », Euronews, 8 avril 2022. [9] Naudéda G., président lithuanien (2022), « From this month on - no more Russian gas in Lithuania”, Twitter, 2 avril 2022. [10] Benedek W., Bilkova V., Sassoli M., « Rapport sur les violations du droit international humanitaire et des droits de l’Homme, sur les crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis en Ukraine depuis le 24 février 2022 », OSCE, 13 avril 2022. [11]Sacadura P. (2022), « Ukraine : l’Union européenne décide d’un embargo sur le charbon russe », Euronews, 8 avril 2022. [12] Kisbenedek A. (2022), « Guerre en Ukraine : la Hongrie, prête à payer le gaz russe en roubles, casse l’unité de l’Union européenne », Le Parisien, 6 avril 2022. [13] Zaretskaya V., Wilczewski W. (2022), « Europe relies primarily on imports to meet its natural gas needs », US Energy Information Administration,11 février 2022. [14] Tassel V. (2022), « Payer le gaz russe en roubles : Poutine parie sur la dépendance énergétique de l’Europe pour financer sa guerre », Le Parisien, 23 mars 2022. [15] Loh M. (2022), « Harvard economist and former Obama advisor says Russia is ‘basically a big gas station’ and is otherwise ‘incredibly unimportant’ in the global economy», Business Insider, 22 février 2022. [16] Baqaee D., Moll B., Landais C., Martin P. (2022), « The economic consequences of a stop of energy imports from Russia », Conseil d’analyse économique, n°084-2022 Avril 2022. [17] Tripier F., Malherbet F., Langot F., Hairault J-O. (2022) « Au jeu de l’embargo sur l’énergie, la Russie a bien plus à perdre que l’UE », Slate FR, 13 avril 2022. [18] TFUE - Article 194 §1 (b). [19] Résolution 65/151 de l’Assemblée générale des Nations unies (2012), « 2012, année internationale de l’énergie durable pour tous ». [20] CITEPA (2022), « Le point sur les objectifs de sortie du charbon en Europe et l’impact de la guerre en Ukraine », 2022_04_a0, 6 avril 2022. [21] Quemener Y. (2022), « A condition de ne pas s’approvisionner en charbon russe, la centrale de Saint-Avold pourrait redémarrer », France info, 29 mars 2022. [22] Commission européenne (2019), « Qu’est-ce que le Pacte vert pour l’Europe ? », décembre 2019. [23] Ministère de la Transition écologique et solidaire (2019), « Feuille de route pour la fermeture des centrales à charbon d’ici 2022 », 3 avril 2019. [24] Ib. [25] Wajsbrot S. (2022), « Énergie : l’heure de la mobilisation générale pour éviter le black-out », LesEchos, 28 mars 2022. [26] Communiqué de presse du Parlement européen (session plénière) du 5 avril 2022, « Pacte vert : le Parlement réforme le déploiement des infrastructures énergétiques transeuropéennes ».
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