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La condamnation retentissante de la Suisse par la Cour européenne des droits de l’Homme qui reconnaît un droit à une protection effective contre les effets néfastes du changement climatique

 

(CEDH, GC, 9 avril 2024, Verein Klimaseniorinnen Schweiz et autres c. Suisse n° 53600/20)

 

En matière de lutte contre le changement climatique, et comme l’ont noté les rapporteurs spéciaux des Nations unies, la question centrale animant désormais le contentieux climatique n’est plus de savoir si les juridictions de protection des droits de l’homme « doivent examiner les conséquences des dommages environnementaux » sur l’exercice des droits fondamentaux, mais plutôt « comment elles doivent le faire » (§ 379). 

L’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’Homme (ci-après « Cour ») le 9 avril 2024, « Verein Klimaseniorinnen Schweiz et autres c. Suisse » apparaît en parfaite harmonie avec cette thèse. 

L’affaire tient pour origine une requête introduite le 26 novembre 2020 contre la Confédération suisse par quatre femmes ainsi qu’une association suisse « Verein KlimaSeniorinnen Schweiz », représentante de femmes âgées s’inquiétant des conséquences que le réchauffement climatique aura sur leur santé et leurs conditions de vie. 

Les requérantes estiment, au titre des articles 2, 6§1, 8 et 13 de la Convention européenne des Droits de l’Homme (Ci-après « Convention »), que les autorités suisses auraient manqué aux obligations imposées par la Convention, puisqu’elles n’auraient pas pris de mesures suffisantes dans le but d’amoindrir les effets négatifs du changement climatique. 

 

Malgré la tâche conséquente que représente la lutte contre le changement climatique, que la Cour décrit comme une « problématique mondiale », elle choisit de s’emparer de la question, puisqu’elle confirme son rôle, et celui des juridictions nationales, dans cette lutte (§ 421). A l’aide d’un long mais didactique arrêt, la Cour s’emploie à développer, voire à réformer son analyse afin de l’ajuster aux circonstances évolutives du contentieux environnemental, et in fine, de se positionner dans une jurisprudence climatique en mutation.

En effet, dans un passé qui reste encore proche, la jurisprudence de la Cour en matière environnementale demeurait spécifique, permettant aisément de relier la source du préjudice aux victimes de ce dernier, tout en évaluant l’aptitude des mesures normatives à prévenir le dommage.  

Désormais, la Cour reconnaît le caractère « inédit » des questions dont elle est saisie (§ 414). Comme elle le souligne, puisque la matière évolue, elle demande un changement de paradigme (§ 416). 

 

Pour ce faire et avec comme boussole l’objectif de rendre effective la protection des droits protégés conventionnellement, la Cour ajuste tout d’abord les critères de recevabilité de l’article 34 de la Convention au contentieux climatique (I), pour ensuite sanctionner, pour la première fois, le manque d’initiative d’une Haute Partie contractante quant à ses obligations positives en matière climatique (II). 

 

I- La nécessaire refonte des contours de la recevabilité du contentieux climatique 

 

L’article 34 de la Convention inscrit la qualité de la victime (compétence rationae personae) en tant que l’un des critères essentiels auxquels toute requête introduite devant la Cour doit répondre.

Cette qualité l’est encore plus en lien avec le changement climatique (§ 459). 

 

Pour la définir, la jurisprudence de la causalité apparaît bien ancrée. Traditionnellement, la recevabilité de la requête, et donc l’applicabilité de la Convention, est conditionnée à la preuve, soit d’une atteinte effective, soit à un risque d’effets, subordonné à un lien « suffisamment étroit » avec l’exercice des droits garantis par la Convention. 

Cependant, dans le contexte du changement climatique, la problématique de la causalité se révèle centrale. La Cour admet que le lien de causalité risque d’être « nécessairement plus ténu et indirect ».  

 

En l’espèce, cela n’entraîne cependant pas une ouverture complaisante du prétoire de la Cour en matière de contentieux climatique. Par principe, alors que l’actio popularis aurait pu représenter une solution intéressante vis-à-vis du contentieux environnemental, la Cour se refuse, pour des raisons pratiques de risque d’engorgement des voies de recours, et in fine d’érosion de l’effectivité de la protection des droits de l’Homme, à la consacrer. 

 

Elle réaffirme, en parallèle, le caractère autonome de la notion de victime. En ce sens, elle souhaite éviter une définition « formaliste ». C’est grâce à ce libéralisme que la Cour se permet d’innover quant à la détermination de la qualité de victime. 

Elle pose deux nouveaux critères relevant de la situation du requérant (§ 487) applicables au contentieux climatique. Cumulativement, il faut que le requérant soit « exposé de manière intense aux effets néfastes du changement climatique ». Cela doit entraîner des conséquences négatives d’un niveau et d’une gravité « notables ». Ensuite, il doit prouver le « besoin impérieux » d’assurer sa protection individuelle, du fait de « l’absence de mesures raisonnables ou adéquates de réduction du dommage ».

Le seuil à atteindre est, comme le reconnaît la Cour, « particulièrement élevé » (§ 488). D’ailleurs, en l’espèce, les requérantes individuelles n’ont su satisfaire aux critères.

 

La reconnaissance de la qualité à agir des associations en matière climatique permet de contrebalancer cette exigence apparente (§ 498), dans l’intérêt d’une « bonne administration de la justice » (§ 523). La Cour maintient la distinction entre la qualité de la victime et celle d’agir des représentants et en ce sens, ancre dans le paysage juridictionnel le nécessaire rôle des associations dans la lutte contre le changement climatique.

 

Afin d’introduire une requête, les associations demeurent soumises à la complétude de critères que la Cour pose, en s’inspirant de la Convention d’Aarhus (§ 502). Ainsi, une association doit être légalement constituée dans l’Etat Haute Partie à la Convention qu’elle vise par sa requête. De plus, son but statutaire doit être en lien avec la défense des droits de ses adhérents afin que l’association en défende les intérêts impactés par le réchauffement climatique. 

L’association requérante obtient ainsi la qualité à agir en justice, permettant à la Cour d’apprécier les manquements allégués des autorités suisses, et in fine de les condamner. 

Cet arrêt apparaît essentiel en ce qu’il confirme le rôle juridictionnel que détiennent les corps intermédiaires, et en particulier les associations, dans la défense des droits fondamentaux en lien avec la lutte contre le changement climatique.


 

II- Des obligations positives propres au contexte du changement climatique 

 

Dans le but d’analyser les manquements allégués, la Cour s’attache à établir fermement sa compétence. 

La Cour rappelle son rôle « fondamentalement subsidiaire » (§ 449). S’appuyant sur une importante étude de droit comparé et de sources scientifiques, elle souligne que cette lutte met en exergue la nécessité d’avoir recours à des processus décisionnels démocratiques (§ 412), que seules les autorités nationales peuvent amorcer. Elle distingue ainsi l’aspect politique, qu’elle délègue aux autorités internes, de l’aspect juridique, où elle s’attribue la compétence. 

Partant, elle décide d’apprécier l’affaire à la lumière des droits garantis par l’article 8 de la Convention, et des obligations positives qui en découlent. Dans le but de rendre effective la protection de ces droits, la Cour admet devoir « élaborer une approche plus adéquate » dans le contexte du changement climatique. 

 

D’abord, elle pose fermement la responsabilité des Etats, en refusant, bien que la question climatique soit un « phénomène global » (§ 442), d’admettre une quelconque dilution de la responsabilité étatique. Ensuite, elle rappelle que l’Etat a un « devoir primordial » dans l’adoption et l’application effective et concrète de mesures aptes à atténuer les « effets actuels et futurs, potentiellement irréversibles, du changement climatique ».

 

Cependant, il ne dispose pas, en matière climatique, d’une marge d’appréciation illimitée (§ 543). En effet, la Cour tient à cœur d’aiguiller les Hautes Parties contractantes à travers une liste d’indications précises, dans le but d’évaluer ces mesures au regard des exigences de la Convention. Les autorités nationales doivent ainsi « adopter des mesures générales » tout en « précisant le calendrier à respecter », avec des « objectifs intermédiaires » (§ 549). Le cadre réglementaire doit être complété par des mesures « d’atténuation » et « d’adaptation », pour amoindrir les conséquences les plus sévères et immédiates du changement climatique (§ 551 et 552). Cela doit permettre d’atteindre une « réduction importante » des « niveaux d’émission de GES », pour in fine accomplir « la neutralité nette ». 

A cet égard, la marge d’appréciation est nécessairement modulée. Du fait de l’ampleur de la menace, elle est désormais restreinte quant à la fixation de l’objectif à atteindre, mais reste ample concernant l’évaluation des moyens déployés afin de l’atteindre (§ 543).

 

Ces obligations positives semblent manifestement refléter le contexte de l’urgence climatique. La Cour pose ainsi les premiers jalons d’une grille de lecture appropriée au contexte climatique, qu’elle adresse aux juridictions et aux autorités nationales, dans le but d’honorer le principe de protection effective des droits garantis par la Convention.

 

La Cour juge également utile d’étudier les griefs alléguant une violation de l’article 6 §1 de la Convention. 

La Cour confirme le rôle juridictionnel des associations en leur reconnaissant le droit d’accès à un tribunal, pour garantir l’effectivité des recours en contentieux climatique. Afin d’honorer adéquatement cette nouvelle possibilité, la Cour affirme par la même occasion que les juridictions internes détiennent un rôle « clé » dans ces litiges, puisqu’elles sont les premières à faire respecter les obligations découlant de la Convention (§ 639). 

 

Enfin, la Cour conclut en l’espèce à la violation tant de l’article 8 et de l’article 6§1 de la Convention. Elle relève l’existence de graves lacunes dans le processus de mise en place par les autorités suisses du cadre réglementaire interne pertinent, en ce qu’il n’a notamment pas quantifié son budget carbone restant, et que le droit d’accéder à un tribunal a été tant restreint « qu’il s’en est trouvé atteint dans sa substance même » (§ 638). 

TORCHET-DIT-RENARD Clara

M2 DEDH

                                                                                                                     

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