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La Cour européenne des droits de l’Homme condamne la France en renforçant la protection de la liberté d’expression des victimes de violences sexuelles

(CEDH, 18 janvier 2024, Allée contre France, n°20725/20)

 

Suite aux nombreux mouvements de dénonciations de violences sexuelles ces dernières années, la question du conflit entre la liberté d’expression et la protection de la réputation et de l’honneur a été sujette à de nombreux débats dans la sphère publique mais également contentieuse comme l’a démontré récemment la Cour européenne des droits de l’Homme dans un arrêt du 18 janvier dans lequel elle condamne la position des juges français.

 

La requérante, secrétaire dans une association d’enseignement confessionnel, s’est plainte auprès du directeur spirituel de l’association de faits de harcèlement sexuel qu’aurait commis le père de celui-ci, également vice-président de ladite association. Sa demande d’une nouvelle affectation ne fut pas satisfaite.

Un an plus tard, l’époux de la requérante informa le directeur général de l’association de nouvelles allégations de harcèlement et agression sexuelles et lui demanda d’intervenir. La requérante adressa un courriel intitulé « Agression sexuelle, Harcèlement sexuel et moral » au vice-président, au directeur, mais également à un inspecteur du travail, à son mari, et aux deux fils du vice-président, relatant la situation, expliquant son souhait d’être dispensée de travailler et son intention de porter l’affaire devant le procureur de la république. Finalement, l’époux de la requérante publia un billet sur Facebook reprenant les allégations de son épouse, qualifiant la situation de « scandale sexuel », parlant de « viol » et de « prédateur sexuel » en citant la famille du vice-président de l’association.

Saisi par le vice-président de l’association, le tribunal correctionnel de Paris condamna la requérante et à son mari pour des faits de diffamation publique envers particulier. Le jugement fut confirmé par la Cour d’appel de Paris le 21 novembre 2018 et le pourvoi en cassation fut rejeté par un arrêt du 26 novembre 2019.

La requérante a saisi la Cour européenne des droits de l’Homme en alléguant de la violation de l’article 10 de la Convention. [LR1] Celle-ci devait donc déterminer si la condamnation pour diffamation publique avait emporté violation de la liberté d’expression de la requérante.

Elle répond par l’affirmative en réalisant une mise en balance classique du droit à la liberté d’expression avec le droit à la protection de la réputation. Concentrant son raisonnement sur la proportionnalité de l’ingérence – cette dernière étant évidemment prévue par la loi et poursuivant bien un but légitime – elle mobilise plusieurs critères : le contexte et la nature des propos, la situation et les intentions de l’intéressée, le nombre et la qualité des destinataires du courriel litigieux, le niveau de la gravité d’atteinte à la réputation, ainsi que la gravité de la sanction infligée. Finalement, le nombre de destinataires ainsi que les effets sur la réputation limités font pencher la balance vers une violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme protégeant la liberté d’expression.

Il en résulte un renforcement de la protection de la liberté d’expression des victimes de violences sexuelles (I) qui contribue à l’objectif de libération de la parole (II).

I – La mise en balance de la liberté d’expression et le respect au droit de la vie privée

Pour réaliser la mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d'expression, la Cour commence par évoquer le contexte des propos, elle rappelle alors les multiples démarches de la requérante et son mari démontrant l’objectif de remédier à la situation.

Ensuite, la Cour se penche sur le critère des destinataires du courriel litigieux, elle va affirmer qu’il s’agissait d’un courriel envoyé à un nombre limité de personnes, en effet sur six personnes une seule n’était pas reliée directement à l’affaire. Elle rappelle encore une fois que l’intention de l’intéressée était seulement de trouver une solution à la situation.

Pour ce qui est du critère de la nature des propos litigieux, la Cour relève d’abord que l’intéressée a agi en qualité de victime alléguée des faits. Elle ajoute que ces propos n’étaient que des déclarations de faits justifiées par les éléments du contexte qui peuvent être vus comme caractérisant un harcèlement moral voire sexuel d’après la perception de la victime. La Cour rappelle ensuite que la mauvaise foi de la victime n’est pas caractérisée, et que l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme utilisé dans le cadre du harcèlement moral ou sexuel nécessite une protection appropriée.

La Cour détermine ensuite que le niveau d’atteinte à la réputation est limité du fait du nombre restreint de destinataires concernés par l’affaire.

Finalement, la Cour évoque la gravité de la sanction infligée. D’une part le montant de l’amende n’est pas qualifiée de sévère, d’autre part la Cour évoque la gravité de la condamnation pénale infligée à l’intéressée. En effet, cette condamnation pénale fait pencher la balance du côté de la protection de la liberté d’expression en raison de son effet dissuasif sur la dénonciation des faits.

L’appréciation des critères par la Cour témoigne ainsi d’une absence raisonnable de proportionnalité. La Cour conclut à une violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme dans un arrêt qui atteste d’une tendance à la libération de la voix des victimes.

II – la protection renforcée de la liberté d’expression pour les victimes de harcèlement sexuel ou morale

La portée de cet arrêt ne se borne pas à une simple mise en balance de la protection de la vie privée et de la protection de la liberté d’expression, il démontre une protection renforcée de la Cour pour les victimes de harcèlement sexuel ou morale.

Tout d’abord, il faut mettre en évidence la prise en compte de l’effet dissuasif de la condamnation pénale de la Cour lorsqu’elle apprécie le critère de la sévérité de la sanction. Le fait que le contrôle de proportionnalité de la Cour évoque cette condamnation pénale comme une atteinte à la liberté d’expression incite à se demander si toute condamnation pénale pour diffamation dans le cas de harcèlement moral ou sexuel est à priori incompatible avec la liberté d’expression.

On peut ainsi se poser la question des conséquences de cette affaire sur les futurs contentieux en droit interne.

En premier lieu, la Cour va avoir un raisonnement qui va différer des juges nationaux dans l’appréciation du caractère public du courriel, et notamment sur le critère du nombre et de la qualité des destinataires. En effet la Cour retient que six destinataires, dont un qui n’a pas de lien direct avec l’affaire, constitue un courriel au caractère privé. C’est donc en usant d’une souplesse similaire que devront apprécier à l’avenir les juges français confrontés à une situation semblable.

En deuxième lieu, on remarque aussi une différence de raisonnement dans l’appréciation de la notion de base factuelle suffisante. En effet durant le contrôle de la nature des propos litigieux la cour admet une protection qui doit s’adapter aux circonstances de l’espèce.

Il est donc demandé aux juges nationaux de réduire la charge de la preuve et notamment la contrainte de la base factuelle suffisante des déclarations, car la Cour européenne des droits de l’homme exige une appréciation in concreto qui doit permettre une meilleure protection des personnes dénonçant des faits de harcèlement moral ou sexuel. Cet affaiblissement de la notion de base factuelle suffisante permet d’apporter une réponse au problème du manque cruel de témoins dans l’immense majorité des cas de violences sexuelles et sexistes.

Cet arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme tend donc vers la libéralisation des voix des victimes qui voient l’affaiblissement de certains des obstacles à la dénonciation des faits.

 Joseph Vnuk

M1 DEDH

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