La CEDH condamne l’Espagne pour non-respect du droit à l’accès à un avocat en matière de garde à vue : nouvelle approche en perspective ou faux-semblant ?
(CEDH, 18 janvier 2022, Atristain Gorosabel c. Espagne, req. 15508/15 - Arrêt uniquement disponible en anglais)
En 2010, Javier Atristain Gorosabel, ressortissant espagnol de 40 ans à l’époque, est arrêté par la police française à l’aéroport de Biarritz. Il est en effet soupçonné d’avoir commis des infractions terroristes en lien avec l’ETA (Euskadi ta Askatasuna, Pays basque et liberté), mouvement nationaliste basque, officiellement dissout depuis 2018. Par la suite, il sera extradé vers l’Espagne, où une première enquête dirigée contre lui sera in fine abandonnée. Mais très rapidement, une seconde enquête est dirigée, non pas sur lui spécifiquement cette fois-ci, mais contre la cellule terroriste ETA. Accusé d’appartenir à ladite cellule, M. Atristain Gorosabel fait alors l’objet, le 29 septembre 2010, d’une détention provisoire au secret sur injonction de l’Audiencia Nacional. Ce type de détention visait avant tout à ne pas compromettre l’intégrité des investigations de l’enquête. Alors, si l’avocat du requérant était bien présent lors des interrogatoires, il n’en reste pas moins qu’il n’aura pu s’entretenir avec ce dernier, au préalable de ceux-ci, lors d’entretiens confidentiels. Au moment desdits interrogatoires, le requérant finira, au cours de ses déclarations, par s’incriminer lui-même, ce qui aboutira à sa condamnation pour crimes terroristes. Ainsi cet arrêt remet au-devant du prétoire la question du droit à l’accès à un avocat lors des premiers interrogatoires, à l’aune du droit au procès équitable garanti par l’article 6§1 de la Convention.
Afin de bien comprendre les enjeux de cet arrêt, il conviendra d'abord de bien cerner le raisonnement, qui n’est pour le coup pas nouveau, adopté par la Cour, afin de déduire si le droit au procès équitable a été respecté en l’espèce (I. & II.). Par suite, il conviendra de largement tempérer la portée de la violation constatée par cet arrêt (III.)
1. Les restrictions au droit d’accès à un avocat du requérant étaient-elles justifiées en l’espèce ?
Dans un premier temps, la Cour doit se demander si les restrictions au droit d’accès du requérant à un avocat étaient justifiées. Pour cela, la Cour raisonne en deux temps. D’abord, elle doit déterminer s’il existait des raisons pertinentes et suffisantes justifiant une restriction au droit du demandeur d’obtenir l’accès à l’avocat de son choix (§§56-60). Ensuite, s’agissant de l’absence d’entretien confidentiels du requérant avec son avocat avant les interrogatoires, la Cour doit déterminer s’il existait des raisons impérieuses qui, si elles sont établies, ont pu justifier d'empêcher le demandeur d’avoir accès à son avocat avant les entretiens et pendant sa détention au secret (§§61-63). Sur le premier point, la Cour estime qu’en l’espèce les juges nationaux, pour limiter l’accès du demandeur à l’avocat de son choix, ont adopté des décisions abstraites, fondées sur des dispositions générales de droit, sans aucunement adopter une approche casuistique à un quelconque moment vis-à-vis du requérant et de la situation en cause, alors que cela s’imposait (§58). En dépit d’une approche casuistique, c’est sur la base de simples soupçons (notamment la détention d’explosifs et la possession d’information sur le lieu de stockage d’autres matières explosives) que les autorités se sont bornées à tirer les conséquences pour légitimer une telle restriction. Partant, les autorités nationales n’ont fourni aucune raison pertinente propre à justifier la restriction d’accès à l’avocat de son choix pour le demandeur au stade préalable du procès (§60). Sur le second point, la Cour n’identifie aucune raison impérieuse propre à justifier l’absence d’accès à un avocat avant les entretiens pour le requérant (§63). Ainsi, comme pour la première étape de son analyse, la Cour déduit que les autorités nationales n’ont apporté aucune justification quant à la restriction du droit d’accès à un avocat (ibid.). Or, la Cour reprend ici son célèbre arrêt Ibrahim (Cour EDH, 13 septembre 2016, Ibrahim c. RU), dans lequel elle avait déjà eu à traiter d’une question analogue, dans le domaine du terrorisme. À cet égard, elle précise à nouveau, que malgré l’absence de raisons impérieuses venant justifier la restriction du droit d’accès à un avocat, le constat de violation de l’article 6§1 de la Convention n’est pas automatique, in fine. (§62). En effet, afin de déterminer s’il y aura en définitive constat de violation ou non, la Cour doit poursuivre son raisonnement et apprécier de l’équité globale du procès.
2. L’équité globale du procès a-t-elle été respectée en l’espèce ?
Dans un second temps en effet, après avoir dûment constaté que rien ne permettait de justifier les restrictions en question, la Cour se doit, au terme d’un raisonnement holistique désormais habituel (Voir notamment, Cour EDH, 9 novembre 2018, Beuze c. Belgique ; Cour EDH, 11 juillet 2019, Bloise c. France), bien que critiqué (sur cette question voir, M-A, Beernaert, Droit d’accès à un avocat et relativité toujours plus grande des garanties du droit au procès équitable, RTDH 2019-118 ; infra III.), de vérifier si l’équité globale du procès a été respectée. Le raisonnement holistique peut en effet conduire la Cour à conclure à l’absence de violation de l’article 6§1 de la Convention, même en cas de restrictions injustifiées d’accéder à un avocat. En outre, pour la Cour, dès lors que ces restrictions sont compensées et que le procès peut, dans son ensemble, passer pour équitable, alors elle ne constate pas de violation du droit au procès équitable. En l’espèce, le point central pour la Cour, tourne autour des éléments de preuves qui ont été obtenus par les juridictions nationales. En un mot, les preuves obtenues l’ont-elle été d’une manière telle que l’équité globale du procès a été respectée ? (§65). Une réponse négative s’impose. En effet, la Cour estime en l’espèce que les aveux du demandeur, nonobstant les menaces dont il avait pu faire l’objet (§65), ont été obtenus alors qu’il n’avait pas eu la possibilité de s’entretenir avec son avocat avant les interrogatoires. D’une part la Cour observe que ces aveux constituent une auto-incrimination (§66), d’autre part que lesdits aveux ont eu un impact très important sur l’issue du procès pénal, (§67). Si bien que, reprenant son arrêt Beuze c. Belgique, la Cour estime que les conséquences (auto-incrimination) de l’absence d’aide juridique aux moments pertinents de l’enquête pénale (ici, avant les interrogatoires) ont abouti à méconnaitre l’équité globale du procès.
En définitive, dans la mesure où, d’une part, aucune restriction du droit à un avocat n’était justifiée, et où, d’autre part, l’équité globale du procès n’a pas été garantie, la Cour conclut logiquement, à l’unanimité, à la violation de l’article 6§1 de la Convention.
3. Un constat de violation largement tempéré par une nouvelle confirmation du rétrécissement du droit d’accès à un avocat
Cet arrêt s’inscrit dans une lignée jurisprudentielle célèbre malgré elle, ayant fait couler beaucoup d’encre, tant l’approche de la Cour européenne est critiquable. La Cour poursuit dans la voie d’une approche régressive du dynamisme interprétatif. Rappelons brièvement que ce dernier permet à la Cour d’interpréter la Convention en tant qu’instrument vivant à la lumière des conditions de vie actuelles (Cour EDH, 25 avril 1978, Tyrer c. RU) tout en lui permettant d’assurer son rôle protecteur de droits non pas théoriques et/ ou illusoires mais concrets et effectifs (Cour EDH, 9 octobre 1979, Airey c. Irlande).
En l’espèce, la Cour conclut certes à l’unanimité qu’il y a eu violation de l’article 6§1 de la Convention, ce dont on peut se réjouir, tant rien ne permettait de considérer que l’équité globale du procès avait été respectée (supra I. et II.).
Cependant, la Cour reprend une nouvelle fois son raisonnement holistique et s’inscrit donc pleinement dans la lignée des arrêts Ibrahim, Simeonovi et Beuze en consacrant à nouveau la non-automaticité de la violation de l’article 6§1 en cas d’absence de l’avocat lors de la garde à vue (Voir aussi Cour EDH, 8 mars 2022, Tonkov c. Belgique). À cet égard, si l’on reprend les écrits de Madame la professeur Marie-Aude Beernaert, l’on constate que le problème reste entier puisque l’approche reste la même, une “approche holistique", celle qui s'intéresse avant tout à l’équité globale du procès et qui permet à la Cour non pas de relever le niveau de protection des droits fondamentaux, comme le sous-tend normalement par essence le dynamisme interprétatif “mais bien pour abaisser le niveau de protection” (M-A, Beernaert, préc., p. 528).
En définitive, en dépit du constat de violation, cet arrêt ne saurait ainsi marquer la fin des arrêts de régression sur le domaine de la garde à vue. L’idée est simple, la méthode holistique de la Cour n’ayant pas été remise en cause, il est clair que les hypothèses telles que celle de l’arrêt Ibrahim se représenteront. D’ailleurs, par suite de cet arrêt Ibrahim, par deux fois, la Cour de Strasbourg avait pu constater la non-violation de l’article 6§1 de la Convention et ce, non seulement malgré l’absence d’un avocat, mais aussi malgré l’absence de raisons impérieuses justificatives d’une telle absence. Cette méthode maintenue à l'avenir, il est clair que le droit au procès équitable ne serait pas à l’abris de souffrir à nouveau du constat d’une non-violation de l’article 6§1 de la Convention, dans pareilles hypothèses.
Par Valentin RENAUD (Master 2 Droit européen des droits de l’Homme)